L’évolution de la notion de paysage
Autrice : Célia Boucheraux Publié le : 22 mai 2024 Lecture : 8 min
Une décision historique
En 2022, la cour administrative d’appel de Versailles à confirmé le refus exprimé par la préfecture de Loir-et-Cher de délivrer l’autorisation nécessaire à l’implantation d’un parc éolien à côté de Illiers-Combray en Eure-et-Loir. Cette décision est particulièrement significative dans la mesure où elle repose sur la préservation des paysages et du patrimoine culturel locaux et plus spécifiquement, des paysages décrits dans l'œuvre de Marcel Proust, qui sont un levier touristique, et donc économique, très important pour la région.
Au premier abord, il peut paraître surprenant que la littérature ait un impact légal dans la protection d’un paysage. Pourtant, si nous nous arrêtons un peu sur la notion de paysage, c’est assez logique. En effet, la littérature est fortement liée à la prise de conscience de l’importance des paysages et de la nécessité de leur protection. Elle joue aussi un rôle important dans sa valorisation : afin de pouvoir représenter un paysage, nous le décrivons avec des mots. Ne disons-nous pas que nous pouvons lire un paysage ?
Mais de quoi parlons-nous lorsque nous parlons de paysage ? Sa définition même reste assez vague et en constante évolution et si la question de l’aménagement et de la préservation du paysage n’est pas nouvelle, sa notion juridique et sa protection légale restent relativement récentes. Pour retracer cette évolution, il est intéressant de se pencher sur son évolution dans le domaine juridique, qui traduit le cheminement de nos sociétés et de notre manière de pensée.
De l’idée de paysage
L’idée de paysage est d’abord issue de la peinture : d'abord arrière-plan de tableau, elle est liée à la volonté de représenter la nature telle que nous la voyons. D’ailleurs, le dictionnaire définit encore aujourd’hui le mot paysage comme l’“ensemble d’un pays qui s’offre à la vue”1. Il s’agit bien ici d’une conception visuelle du paysage et donc, implicitement, d’une idée esthétique.
Dans les faits, et en-dehors de la représentation picturale, les premiers à s’intéresser au paysage sont les gens de pouvoir. La maîtrise du paysage traduit une maîtrise de l’environnement qui permet de façonner un message, une affirmation d’un statut et d’une autorité. On pense ici à la théorie d’architecture-littérature de l’Antiquité au Moyen-Âge de Victor Hugo (voir notre article sur Victor Hugo et Vitré) ou encore à la royauté, qui exprime sa puissance à travers la construction de palais grandioses entourés d’extérieurs maîtrisés, dont la raison d’être est la mise en valeur, la continuité des bâtiments. Cette maîtrise verra son paroxysme dans les jardins à la française, maîtrise du paysage s’il en est. Mais c’est également cette royauté qui régente l’aménagement de paysages plus larges comme celui des forêts ou des routes par exemple qui vont façonner l’environnement d’autres populations plus modestes. De leur côté, les autorités religieuses vont aussi peu à peu chercher à dégager les perspectives de leurs impressionnants bâtiments. Le paysage est alors pensé en termes d’impact et de valorisation de bâtiments symboles.
Au fil du temps, c’est d’ailleurs par la protection des monuments historiques, souvent impressionnants, que la notion de paysage va commencer à s’infiltrer dans la loi française, l’idée étant de protéger l’aspect et l’appréciation esthétique des monuments, pour que chacun puisse continuer d’en profiter. Cette idée est le résultat de toute la pensée de la première moitié du 19e siècle, portée par les artistes et particulièrement les écrivains : de George Sand à Victor Hugo en passant par Prosper Mérimée (un des premiers inspecteur général des monuments historiques et écrivain) tous vont à la fois déplorer “les transformations des villes et des campagnes”, qui s’accélèrent avec la révolution industrielle, tout en produisant des œuvres exaltant le patrimoine en danger. C’est le mouvement romantique français dont ces ruines vont nourrir l’imagination et l’idéal. Cependant, ils se concentrent généralement sur des monuments ce qui amène la critique d’une vision et d’une notion élitiste du paysage, réduit à un certain à un certain type de patrimoine prestigieux.
Et non seulement la forme des édifices, mais encore l’emplacement qu’ils se choisissaient, révélait la pensée qu’ils représentaient.
Un tournant juridique
Cette notion de paysage va ensuite petit à petit évoluer vers une définition plus globale. Au fur et à mesure que l’on étend la protection autour des monuments, au fur et à mesure de l’élaboration de projets d’envergure destructeurs de paysages, particulièrement à partir des 30 glorieuses (1945-1975), on se rend compte de l’importance du paysage, non seulement au-delà de son aspect esthétique lié à un simple bâtiment, mais surtout, de son intérêt en soi. Le paysage apparaît progressivement comme né “de la rencontre entre un être pensant, doté de sensibilité et de mémoire, riche de sa culture, avec un objet matériel”2. Il devient alors non plus seulement visuel, mais également culturel.
C’est la loi Paysages qui, en 1993, tout en reprenant la notion esthétique du paysage, ouvre à une protection des paysages “comme témoins de modes de vie et d’habitat ou d’activités et de traditions industrielles, artisanales, agricoles et forestières ». C’est la consécration juridique d’une idée plus large du paysage, et donc moins élitiste, qui peut s’appliquer à de nouveaux espaces.
C’est confirmé en 2000 par la Convention Européenne du Paysage, qui définit le paysage comme « une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations ». Chacun s’engage alors « à reconnaître juridiquement le paysage en tant que composante essentielle du cadre de vie des populations, expression de la diversité de leur patrimoine commun culturel et naturel, et fondement de leur identité ». On passe alors de paysage vu à paysage vécu et de paysage esthétique à paysage culturel. Le paysage prend maintenant pleinement sa place en tant qu’aspect visible de la géographie.
Le paysage d'aujourd'hui
Dernièrement, la loi Climat et Résilience, adoptée en 2021, a encore renforcé cette protection des paysages en indiquant que doivent être préservés “sites, paysages, espaces remarquables ou caractéristiques du littoral ou présentant un intérêt écologique et de biodiversité”. Dans la continuité des prises de conscience liées au changement climatique, le paysage, au-delà de son aspect esthétique et culturel, devient partie intégrante de nos écosystèmes, de nos milieux de vie et doit être désormais pris en considération en tant que tel.
Cette reconnaissance répond à plusieurs enjeux : un enjeu écologique, avec la préservation d’un écosystème nécessaire à une qualité de vie minimum, d’autant plus qu’ils peuvent être des lieux de vie d’une faune et d’une flore ; un enjeu historique, avec la préservation d’une histoire, d’un patrimoine parfois important mais pas forcément “classique” ; et évidemment, un enjeu esthétique, toujours. En cela, nous voyons bien que le paysage joue un rôle important, voire décisif dans la qualité de vie des territoires et donc dans leur attractivité, tant pour les touristes et visiteurs que pour les habitants, premiers concernés.
Les défis actuels du paysage
Cela nous amène aux deux défis contemporains, parfois contradictoires, auxquels se confronte la protection des paysages : valoriser des paysages facteur d’attractivité des territoires tout en les préservant face à une trop grande exposition humaine. C’est plus précisément dans ce premier cadre que la décision de la cour de Versailles, citée en début d’article, s’inscrit.
Le fait que la décision s’applique sur un paysage littéraire réaffirme le lien entre littérature et paysage et ouvre également des portes. D’abord, parce qu’elle reconnaît l’importance de la qualité touristique du lieu pour l’écosystème local. Ensuite, parce qu’elle reconnaît implicitement l’importance culturelle d’une œuvre écrite et de sa qualité représentative du paysage. Enfin, elle entérine l'intérêt et surtout l’importance du tourisme littéraire dans l’économie et l’attractivité de ce territoire.
La littérature a toujours eu un lien fort avec les paysages : des procédés de la chorographie3 aux carnets de voyage, l’écriture peut exprimer un environnement et son expérience. Finalement, Marcel Proust, comme beaucoup d'écrivains, a peint ses paysages en mots. Ses descriptions sont une invitation à voyager dans ses pas et à expérimenter ses paysages. Alors il ne nous reste plus qu’à découvrir de nouveaux paysages écrits ou à écrire de nouveaux paysages.
Notes
(1) Définition de L’Internaute (2024)
(2) Hugo, V. (1831) Notre-Dame de Paris, Livre V Chapitre 2
(3) Georges Bertrand (université de Toulouse)
(4) Chorographie : partie de la géographie qui a pour objet de décrire l'ensemble d'une contrée et d'en indiquer les lieux remarquables (définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales)