Ces panneaux marron au bord des autoroutes, curieux objets culturels
Autrice : Amélie Blandeau Publié le : 26 septembre 2024 Lecture : 8 min
Il en existe des milliers, probablement même des dizaines de milliers en France. Ce sont des panneaux auxquels on prête mieux attention lorsqu’on est en vacances que quand on se rend au travail le matin. Et pourtant, ils sont partout. Pas seulement dans la moitié sud du pays, et encore moins dans la seule proximité du littoral. Les touristes en transit jettent un regard curieux à ces panneaux qu’on appelle simplement “panneaux marrons”. Ces jalons des trajets autoroutiers qu’on observe machinalement sont devenus de véritables objets culturels. Genius loci vous invite à découvrir d’un regard neuf ces morceaux de paysages français et à les mettre en perspective.
1 - “Panneaux marron” et cadre officiel
Véritables marqueurs de nos territoires, les “panneaux marron” regroupent en fait un ensemble de panneaux de différentes tailles et de formes carrés ou rectangulaires. Si l’on visualise bien les grands panneaux marron des bords d’autoroute, on remarque peut-être moins la petite signalétique qui lui est associée. Elle vient compléter l’offre de ce qu’on appelle très officiellement la “Signalisation d’intérêt culturel et touristique”. Cette signalisation est parfaitement facultative et résulte d’un cahier des charges complexe. Un dossier de constitution pour l’installation d’un panneau peut regrouper plus de 80 pages. La validation des dossiers revient à l’autorité préfectorale sur chaque territoire.
Les panneaux marron autoroutiers mesurent au maximum 20 m2 et doivent indiquer un site situé à moins de 30 km de la sortie d’autoroute qui suit immédiatement le panneau en question. Le site doit, quant à lui, être considéré d’intérêt remarquable. Le coût estimé de l’installation de ces grands panneaux est de 40 000 €, qui reviennent la plupart du temps à la charge des collectivités concernées. Notons que certaines autoroutes prennent parfois en charge une partie de la somme. Bien que les demandes d’installation soient très nombreuses, leur nombre est limité à une dizaine par tranche de 50 kilomètres.
Les panneaux illustrés ont pour but d’indiquer les lieux d’intérêt patrimonial, naturel ou culturel aux abords des autoroutes. On estime que les automobilistes ont environ 3 secondes pour observer ces panneaux. L’information doit donc nécessairement être très lisible et facile à décrypter, limitant drastiquement le nombre d’éléments qui composent chaque surface. Le temps limité d’accès à l’information explique aussi la dimension importante des panneaux en question.
La signalisation d’intérêt culturel et touristique regroupe trois grandes catégories de panneaux de la catégorie “H” :
Série H10 : Panneaux d'animation culturelle et touristique (sur les autoroutes et voies express)
Série H20 : Panneaux de balisage d’itinéraires touristiques (réseaux routiers)
Série H30 : Panneaux de signalisation du patrimoine culturel (réseaux routiers)
Ainsi, les éléments que le grand public appelle “panneaux marrons” sont plutôt appelés “panneaux d’animation” dans le jargon technique.
Si le cadre réglementaire est très détaillé, on remarque que de nombreuses dérogations sont possibles. A titre d’exemple, bien que la promotion des alcools soit proscrite (en écho aux enjeux de sécurité routière), la valorisation des vignobles est tolérée. Ou encore, les personnages célèbres ne peuvent pas faire le sujet d’un panneau marron, sauf s’ils sont décédés et ont joué un rôle majeur dans l’histoire de France. Ce qui laisse une marge de manœuvre finalement assez souple pour la mise en avant de figures à l’ancrage local important.
Aux quatre coins de la France, l’installation de ces équipements de signalisation est l’aboutissement d’un processus long qui met en concertation de nombreux acteurs des territoires. Les entreprises peuvent notamment faire remonter des demandes aux collectivités qui vont juger de l’intérêt territorial de chaque projet. On compte 2 à 3 ans entre la soumission d’une demande et l’installation d’un panneau. Enjeux économiques et marketing territorial sont les vrais sujets derrière les panneaux marron. A ce sujet, un journal télévisé de TF1 d’octobre 2022 (6) parle d’un surplus de fréquentation qui peut atteindre 20 à 30 % pour les sites indiqués par l’un de ces panneaux.
2 - Un pur produit des années 1970
Dès la fin des années 1940, une signalisation est imaginée pour promouvoir les sites touristiques. C’est au début des années 1970 qu’on lui attribue cette couleur marron, inédite dans le champ de la signalisation routière et faisant référence au patrimoine et aux territoires (avec les panneaux marron, on est proche de la terre). Nicolas Couégnas, maitre de Conférence à l’Université de Limoges, parle d’ailleurs de couleur “terre de sienne” (2). Il ajoute que la couleur choisie fait écho au sepia des photos anciennes. On vient ainsi “temporaliser les paysages” et les éléments culturels choisis pour les mettre sur un même plan d’homogénéité temporelle : le passé. Et, tout à la fois, on donne une géographie à des éléments culturels.
C’est en 1972, sur une idée des dirigeants de l’ancêtre des “Autoroutes du sud de la France”, qu’une signalisation autoroutière spécifique est proposée, visant à casser la “monotonie” des trajets sur autoroute. Les premières expérimentations sont faites entre Montpellier et Nîmes et entre Vienne et Montélimar. Puis, en 1974 la famille des panneaux marron telle qu’on la connaît aujourd’hui voit le jour, via une circulaire ministérielle. Deux objectifs sont alors affichés. D’une part, on espère, comme on l’a dit, casser la monotonie du voyage. L’implantation des panneaux marron relève d’une véritable animation pour automobiliste plutôt que d’une quelconque promotion des territoires. D’autre part, cette signalisation donne une indication géographique. Dans l’immense tunnel spatio-temporel que représente l’autoroute, vous découvrez que vous êtes tout prêt de Limoges, Troyes ou Mâcon. Les panneaux marron manifestent un monde extérieur invisible à l’automobiliste.
En 2008, les panneaux marron jusqu’ici appelés “panneaux d’information”, deviennent officiellement la “Signalisation d’intérêt culturel et touristique”, marquant un glissement vers une dimension de développement territorial.
Dès le départ, les panneaux ont une dimension graphique importante qui fait leur identité et met, là encore, sur un même plan, tous les éléments représentés. Pendant de nombreuses années, ces panneaux étaient illustrés par une poignée d’artistes parmi lesquels Jean Widmer et Philippe Collier. Jean Widmer est un graphiste suisse né en 1929, connu pour être le créateur des logos du Centre Pompidou, de l’Institut du Monde arabe et du musée d’Orsay, entre autres. Philippe Collier est quant à lui un illustrateur français né en 1950. Il réalisera environ 850 panneaux marron tout au long de sa carrière. Il admet d’ailleurs volontiers que les panneaux marrons ont fait son travail. A ses débuts, et après un premier essai infructueux d’une représentation de Chenonceaux en couleurs, il se créera une palette de “camaïeux de marron” pour répondre au cahier des charges officiel.
Leur omniprésence dans le paysage français et leurs caractéristiques emblématiques ont fait des panneaux marron de véritables objets culturels en soi. En témoignent ces nombreux articles de la presse régionale annonçant un renouvellement d’une flotte locale ou encore le podcast “Panorama” édité par le réseau d’autoroute APRR. On y découvre des contes savants déclamés par l’acteur Denis Podalydès et basés sur une sélection de panneaux marron de l’est de la France. Pour les plus curieux, il existe même un documentaire dédié réalisé par Seb Coupy.
3 - Les panneaux marron dans la lorgnette
La portée artistique des panneaux marron ne s’est jamais démentie et aujourd’hui encore, on fait appel à de jeunes illustrateurs pour renouveler les parcs. Le réseau APPR ambitionne même d’en faire une galerie d’art à ciel ouvert en faisant appel à différents artistes illustrateurs, renouant là avec la volonté première d’en faire des objets “beaux”. Les panneaux marron ont l’immense avantage d’avoir un goût de vacances, une saveur de souvenir d’enfance, qui en font des objets émotionnels en plus d’être des emblèmes culturels. Au risque de tomber dans le cliché ? Ici, l'Express parle de “tourisme d’Epinal” (4), là, l’étudiant en géographie Florian Laval remarque un “Massif Central de carte postale” (3). Cette signalisation interroge en effet les critères de ce qui est digne d’intérêt, du “remarquable”, sur ce qui fait territoire, dans les espaces qui ont la chance d'exister en bordure d’autoroute. Objets culturels, œuvres d’art, madeleines de Proust, les panneaux marron n’en restent pas moins des outils de promotion territoriale qui, par leur fort pouvoir de suggestion, “fabriquent” un espace touristique.
Cependant, à l’heure où les représentations touristiques ont franchi les limites de l’image d’Epinal pour flirter avec l’image “trop belle pour être vraie” de l’ère numérique, les panneaux marron ont l’avantage d’ancrer la découverte touristique dans chaque territoire. Est-ce que vous ne vous êtes jamais dit devant ces panneaux : “Ha, mais c’est là le Chablis ?! J’étais sûr que c’était un vin de Loire” ? Le panneau marron, tout comme la carte, donne une épaisseur géographique; une existence dans le réel. Certes, il n’est rien d’autre qu’une fenêtre sur un ailleurs de l’autoroute, mais au moins a-t-il le mérite d’ouvrir des fenêtres locales dans un monde hyper numérisé où les plages d’Ibiza ont autant de consistance que le Mont-Saint-Michel, où l’opéra de Sydney semble aussi palpable que l’abbaye de Fontevraud. En fait, l’ensemble de la Signalisation d’intérêt culturel et touristique est un formidable levier de découverte de nos localités. Si les grands panneaux autoroutiers semblent tirer des ficelles faciles, ils forment, accompagnés de la petite signalétique touristique et patrimoniale un ensemble riche à destination d’explorateurs curieux.
D’ailleurs, on peut plaider pour que les “petits panneaux marron” gagnent en notoriété. En effet, les panneaux marron sont indissociables de la suprématie autoroutière des années 1970 et en ce sens, on comprend les critiques qui les taxent de passéisme. On peut également souligner que si on leur impose une couleur “terre” pour qu’ils s’intègrent pleinement dans le paysage, on ne pense pas à la cicatrice que représente l’autoroute dans ce même paysage. En parallèle, la petite signalétique marron habille les abords de nos départementales et villages. Elle met en lumière des itinéraires confidentiels, un patrimoine moins spectaculaire mais tout aussi essentiel. Elle ouvre nos yeux sur des patrimoines d’hyper-proximité qui donnent du sens à nos territoires, sont un lignage de l’ici. A l’heure où le dérèglement climatique interroge la place de l’autoroute, il ne faudrait pas jeter par la même occasion une signalisation qui invite à l’exploration de nos territoires proches. Et si on les imaginait sur les véloroutes, le long des voies ferrées ou au bord des chemins de randonnée ? Tout un futur se dessine pour les panneaux marron, à condition qu’on les considère en tant que tel, indépendamment de toute étiquette autoroutière.